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Le studio du tueur
26 septembre 2009

Meurtre 15

  Celui-ci a été plutôt bizarre, pour tout vous dire. C'était en juin, ou fin mai peut-être. En vrai je sais la date exacte, mais je préfère laisser le doute.
   Ici et là dans ce blog des mensonges seront glissés. Beaucoup, peut-être. Les risques ne sont pas encore à prendre à ce niveau-là et je préfère la compagnie des brouillards.
   Donc, le meurtre 15. A noter que depuis quelques jours maintenant j'en suis au 21. J'ai un peu somnolé cet été mais je reprends des forces avec l'automne. Le meurtre 15. Le truc le plus bizarre que je puisse en dire vient à la fin mais je n'ai jamais maîtrisé le suspense, alors je le dis tout de suite : ce meurtre a été effectué avec un bout de plastique d'environ cinq centimètres, issu de l'étui cassé d'une carte de transports. Je pense sans vanité être le premier et seul meurtrier à avoir officié avec une telle arme.

  C'était une femme d'une quarantaine d'années, suivie dans la rue sur une centaine de mètres. Environ minuit, quartier calme d'une ville de banlieue de taille moyenne. Je m'y baladais sans trop de raisons, simplement pour ne pas être à Paris. La nuit c'est infâme, même chez soi. Il n'y fait jamais totalement noir et il y a des voitures tout le temps, du bruit, des gens, des putains d'enseignes en néons et des poivrots sortant et entrant du million de bars de la capitale. Je hais ma ville actuelle. La banlieue me plaît d'avantage. Il y a la tranquillité, l'oubli, l'impression de n'être nulle part d'important, et tout ça sans l'abîme de solitude venteuse de la véritable campagne française.
   J'avais le meurtre en tête, d'accord, mais j'ai toujours un meurtre en tête. Disons que je n'avais pas particulièrement le meurtre en tête. Simplement il y avait ces lampadaires orange qui rendaient le bitume tout granuleux, et les silhouettes des immeubles qui se détachaient encore vaguement du noir estival du ciel, et j'étais vraiment mal, pour tout vous dire. Les villes de banlieue ont quelque chose à dire, mais pas de mots pour le faire. Alors on se retrouve au milieu de la nuit à plus ou moins chialer sans comprendre pourquoi, en évitant le M jaune du fast-food et le hip hop qui braîlle depuis les fenêtres ouvertes d'un pavillon blanc dans lequel des collégiens doivent fêter la fin de l'année scolaire ou quelque chose comme ça. J'avais envie de disparaître ; pas de mourir, de disparaître. De me fondre dans le bîtume, dans ces haies bien taillées, dans ces voitures garées et ces lampadaires orange. De devenir cette nuit et cette ville, une bonne fois pour toutes, et de ne plus jamais être autre chose.

   La femme marchait devant moi et j'entendais ses talons claquer sur le trottoir avec une certaine sévérité. Elle était pressée, énervée, juste naturellement tendue, ou alors elle m'avait deviné du coin de l'oeil et savait ce que j'avais en tête. On ne saura jamais. Je ne me suis rendu compte que je la suivais que lorsqu'elle a bifurqué dans un petit chemin presque invisible qui passait entre deux immeubles. Sans elle je serais passé devant sans le voir, sûr et certain. Les immeubles étaient assez larges, disons vingt mètres. Une dizaine de secondes pour traverser ce chemin sans éclairage et ressortir de l'autre côté des bâtiments, quelque chose comme ça. Presque aucune fenêtre éclairée, aucune silhouette nulle part, une qualité de silence qui me permettait d'entendre bruisser les feuilles dans les arbres séparant la rue du parking réservé aux habitants des immeubles suscités. J'ai serré les dents, accéléré le pas et ai réussi à rattraper la femme au milieu de l'allée. J'avais toujours envie de disparaître.

   Très peu (trois) de mes victimes ont douté de mes intentions au moment où je passais à l'action. Ca se voit dans les regards, le mien et le leur. Je sais qu'ils savent au moment où leurs yeux croisent les miens. Ca fait partie des choses que je peux écrire mais pas vous faire comprendre, je crois. Cette femme a compris. Sa bouche s'est ouverte et ses yeux ont tremblé pile au moment où mon poing fermé a appuyé contre sa jugulaire. Elle n'a pas crié mais gémi, puis suffoqué.

   Je n'avais pas réfléchi à l'arme. Je le fais rarement. A plusieurs reprises j'ai même tué simplement avec mes mains. C'est plus facile qu'on ne le pense si on en a l'intention. Le truc c'est que la plupart des gens n'en ont pas l'intention, alors ils serrent les poings pour donner des coups, ce genre de choses, mais la vérité, c'est que pour tuer (et non pas pour faire mal), un doigt tendu ou une main à plat sont généralement plus efficaces qu'un poing fermé. Je n'ai jamais cherché à faire mal à mes victimes. C'est malheureusement arrivé, je ne dis pas, d'ailleurs c'est même arrivé souvent, mais c'est involontaire, ou du moins, ce n'est pas là l'objectif, juste une obligation.
   Avant de lui sauter dessus j'avais mis les mains dans mes poches, simplement pour savoir de quoi je disposais ; l'inventaire avait vite été fait. Je disposais d'un mouchoir sale, d'une boîte d'allumettes, de la monnaie rendue par une serveuse plus tôt dans la journée, d'une gomme dont la présence dans ma poche de veste ne s'expliquait plus depuis quelques jours déjà, et de ma carte de transport à l'étui plastique cassé. J'ai fini de briser celui-ci, ai serré l'éclat le plus pointu dans ma main, et nous pouvons revenir au meurtre.

   Quand j'ai accéléré le pas le bruit de mes chaussures a résonné contre les hauts murs du canyon formé par les immeubles et a même couvert le bruit de ses talons à elle, qui eux aussi étaient passés à la vitesse supérieure. Elle ne s'est cependant retournée qu'au moment où je l'ai touchée. C'est le cas de la plupart des gens. Je l'ai dit, c'est mon regard qui scelle l'intention supposée. Avant lui, ces pas précipités qui vous suivent peuvent n'appartenir qu'à un quelconque ivrogne titubant, ou je ne sais quoi.
   Le meurtre a été vite fait, un éclat d'étui de carte de transport s'avérant étonnement perforant. Le premier coup l'a fait tituber, et du sang s'est mis à couler dans son coup et sur son haut, un corsage blanc. Enfin, "blanc je crois", à cause des ombres et des lampadaires orange. Qui sait d'où elle venait ? Elle allait chez elle, par contre, probablement. Quarante ans, ni belle ni moche, cheveux bruns assez courts, plutôt mince, un sac à main trop gros en cuir gris. Elle m'a regardé d'un air suppliant, les mains tendues vers moi, tout en trébuchant à cause de ses talons. Je devais avoir bien visé, parce qu'elle était déjà incapable de parler autrement que par petits gémissements. Le flot de sang était très sombre. A l'une des mains qui se tendaient vers moi brillait un anneau, probablement une alliance de mariage. Je me suis concentré dessus plutôt que sur ses yeux. J'étais vraiment mal, dans cette ville. J'ai donné un deuxième puis un troisième coup à peu près au même endroit, sur le côté du cou, et elle a fini par vraiment glisser par terre. Ce n'était pas trop sale ni rien, ni même humide, juste du bitume pour piétons et quelques tags sur les murs, trop mal faits (ou trop bien, je ne sais pas) pour qu'on puisse les déchiffrer.

   Elle respirait encore, par hoquets, vomissant du sang et des soupirs lacrymaux sur le mur de l'immeuble de droite. Il y avait vraiment du sang partout sur son cou et imbibant son corsage, maintenant. De temps en temps ses bras essayaient de relever son corps, mais son regard par contre ne se détournait plus du sol. J'étais vraiment désolé, et j'avais désormais envie de mourir, et plus simplement envie de disparaître. Je ne pouvais pas l'achever comme je le voulais à cause du sang, j'y aurais laissé trop d'empreintes. Alors j'ai posé la pointe de mon "arme" contre la nuque de cette femme et j'ai appuyé. Le plastique n'a pas cassé et la femme est morte avec quelques derniers soubresauts. Dans son sac j'ai trouvé une quarantaine d'euros en liquide. Je les ai pris et je suis parti sans courir vers la gare. Il me restait encore deux trains possibles pour rentrer.

   Sur le chemin j'ai évité les ombres des pavillons, les bancs aux planches gravées de dizaines de prénoms et d'insultes, les rues appartenant aux souvenirs de milliers d'habitants : la rue du lycée, la rue de l'épicerie, le chemin où je l'ai embrassé pour la première fois, l'allée où elle m'a dit qu'elle me quittait, la plaque d'égout où j'ai trouvé mon chat. Ce genre de choses.

   Tuer n'est pas agréable. Je suis très sérieux. Tuer est une mauvaise chose pour votre moral. Tout comme les lampadaires orange qui vous accompagnent au fond des nuits de banlieue. J'avais envie de mourir.

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