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Le studio du tueur
17 octobre 2009

De l'autre côté de la fenêtre, ciel gris

   Je m'en suis rendu compte à vingt-cinq ans. Je vivais alors dans mon troisième appartement depuis que j'avais quitté mes parents, quelques années plus tôt. J'avais terminé des études littéraires sans intérêt (ni en elles-mêmes ni de ma part) et je travaillais pour un salaire lui aussi sans intérêt, ni en bien ni en mal, dans un secteur que je préfère garder sous silence, puisque j'y officie toujours. Sachez juste, si ça vous intéresse, que je travaille en quatre tranches de huit heures et que j'ai tout le reste du temps "libre".
   Je passais donc la majeur partie de mon temps dans cet appartement (une grande pièce principale qui me servait de chambre, une cuisine, une petite entrée et une salle de douche avec toilettes à l'intérieur), à me tourner les pouces autour d'activités plus ou moins enrichissantes (lecture, jeux vidéo et expérimentations culinaires) en attendant mes jours de boulot. Et ça a mis un peu de temps, mais c'est finalement venu un matin, alors que j'étais assis à la table de ma cuisine en train de boire en café en regardant l'autre côté de la rue par la fenêtre, spectacle d'une grisaille dénuée de toute ampleur : ce quotidien allait être ma vie. Pendant toute ma foutue existence, j'allais boire mon café en regardant l'autre côté d'une rue, le coude posé sur une table en contreplaqué, tandis que s'égrèneraient les jours allant de et jusqu'à mes horaires de boulot.

   Mes études étaient terminées. Je travaille dans un secteur qui ne me fait pas rencontrer grand monde, et j'ai de toute façon toujours eu du mal à intéresser les gens au premier abord. Je n'avais pas (et n'ai toujours pas) d'espoir quant à une promotion ou une augmentation me permettant de voyager un peu ou d'investir de l'argent dans un projet ambitieux. Je n'ai ni talent ni ambition. Je ne sais rien faire, ou ce que je sais faire je ne veux pas le faire. J'ai senti que quelque chose montait en moi et j'ai posé mon café juste à temps. Des tremblements ont commencé à me parcourir des pieds à la tête et derrière la fenêtre, l'autre côté de la rue s'est mis à se brouiller. Je pleurais, et mes coudes ont glissé de la table, sur laquelle je me suis écroulé. Toute ma vie serait cette journée, ce ciel gris, Paris, un boulot que je déteste, des jeux vidéo en attendant, être seul, vivre seul, manger seul, faire le ménage seul, dormir seul, mourir seul. N'avoir personne, n'avoir rien. Combien de temps ?
   Et combien de personnes ?

   Combien d'entre nous sont dans ce cas, vivent dans cet appartement minable, avec ce job de merde et cette totale nuit de l'espoir ? Combien sans ambition, sans envie, sans rien ? On ferait peut-être tout aussi bien de se pendre, si c'est pour que la fin ressemble au début. Alors que je faisais ma crise sur la table de la cuisine, j'ai compris que cette vie était complètement inutile, à moi comme au monde. Avoir des livres cultes et un bon score à son jeu favori n'est pas un sens donné. Sans les autres, nous n'existons pas. Nous remplissons simplement les cases que constituent ces petits appartements dans ces hauts immeubles. Et lorsque nous mourrons, un autre fera office d'encoche, de noircissure du crayon.

   Il est douloureux de se sentir incapable de s'en sortir. De se savoir trop faible pour la tâche à effectuer. Il fallait que je m'en sorte. Il fallait que ma vie ne soit pas ça. Et je n'avais absolument aucune idée, aucun rêve. J'ai l'impression de ne jamais en avoir eus.
   Ca m'a pris quelques années. Et puis j'ai fait mon premier meurtre, et j'ai su que là se trouvait désormais ma vie. Qu'un sens venait d'apparaître de l'autre côté de la fenêtre. Ca ne m'a pas rendu plus heureux, mais ça m'a permis de supporter la vie et son ciel toujours gris. Je vis pour quelque chose, désormais. Et peu importe la valeur de cette chose, puisque c'est la seule que j'ai. 

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